Sevrer l’Arabie de son pétrole


À l’est de l’Arabie saoudite, le complexe pétrochimique de Sadara jaillit du désert telle une oasis de métal. Un labyrinthe de tuyaux, de réservoirs et de torchères couvre trois fois la superficie de la principauté de Monaco, et contient assez d’acier pour construire deux ponts du Golden Gate. Ce projet, livré en septembre pour un budget de 20 milliards de dollars, est le plus grand complexe pétrochimique au monde. Il est là, comme une déclaration d’intention stridente de Saudi Aramco, le groupe pétrolier étatisé de l’Arabie saoudite. Il symbolise sa volonté de s’adapter à la mutation du marché de l’énergie, et ce à quoi l’économie saoudienne ressemblera peut-être, après les réformes. Les investissements dans la pétrochimie placent le groupe Aramco sur la nouvelle voie ambitieuse voulue par le prince héritier Mohammed ben Salman, pour sevrer le royaume de sa “dangereuse addiction au pétrole”. Au cœur des réformes prévues figure la vente d’une partie de Saudi Aramco à des actionnaires étrangers. Les gains seront investis dans les secteurs non pétroliers : technologie, tourisme, santé, ressources minières. Le jeune héritier du trône voit loin, au-delà des énergies fossiles, pour la croissance future du pays. Mais la valorisation espérée de la future ouverture du groupe nationalisé aux actionnaires privés, soit environ 2 000 milliards de dollars, ne se matérialisera que si Saudi Aramco peut prouver que ses vastes gisements de pétrole méritent toujours qu’on y investisse. Alors qu’au même moment, le prince tente de s’éloigner de cette matière première. “Parfois, il y a quelques contradictions entre Aramco, qui fait des heures supplémentaires pour prolonger l’ère du pétrole, parce qu’ils savent que l’Arabie saoudite ne peut pas totalement mettre fin à cette dépendance, et les plus hautes autorités saoudiennes, qui n’arrêtent pas de prédire un futur propulsé par la technologie” remarque Helima Croft, directrice de la stratégie de RBC Capital Markets. “Comment Aramco va-t-il s’insérer dans cette nouvelle Arabie saoudite ?” Le complexe pétrochimique de Sadara utilise pétrole et gaz pour produire les différents produits chimiques que l’on retrouve dans tout, depuis les cosmétiques jusqu’aux pièces de voiture. Il est présenté par le groupe comme le lieu où ces messages contradictoires peuvent être réconciliés. Sadara, une joint-venture créée avec l’américain Dow Chemical, symbolise la volonté des Saoudiens d’attirer des capitaux privés et étrangers et de développer des secteurs à haute valeur ajoutée, comme la filière pétrochimique, qui peut élargir et non remplacer les ressources naturelles du royaume. “Au lieu de considérer le brut comme l’unique moteur économique, le gouvernement examine différents leviers, et c’est une bonne chose” dit Amin Nasser, directeur exécutif de Saudi Aramco, lors d’un entretien avec le FT au siège du groupe à Dhahran, sur la côte orientale de l’Arabie saoudite. “Les investissements dans la pétrochimie placent le groupe Aramco sur la nouvelle voie pour sevrer le royaume de sa “dangereuse addiction au pétrole”” Sa description de Saudi Aramco en allié – et non en obstacle – de la diversification économique saoudienne est très importante pour éviter de donner l’impression que l’introduction en bourse est une vente à la sauvette lancée par un gouvernement désespérément à la recherche d’un moyen de réduire son exposition au pétrole. Le Prince Mohammed place l’intelligence artificielle, l’automatisation et les énergies renouvelables comme priorités de cette Arabie saoudite 2.0. De son côté, le ministre des Finances Mohammed al-Jadaan a déclaré en mai dernier que d’ici à 2030, le royaume “s’en ficherait si le cours du pétrole tombait à zéro”. C’est un objectif un peu irréaliste. À l’heure actuelle, le pétrole représente toujours 87 % des revenus de l’État et reste le socle du pouvoir géopolitique du pays. L’Arabie saoudite ne peut pas se permettre une rupture rapide avec le pétrole, même si elle le voulait. Le royaume doit optimiser la valeur de ses vastes réserves de pétrole pour financer la transition. L’introduction en bourse de Saudi Aramco est un élément essentiel de cette stratégie, pas uniquement pour les milliards de dollars que Riyad en retirera, mais également comme catalyseur d’une privatisation générale de l’économie. Riyad va bientôt décider de quelle place boursière sera lancée la plus importante introduction en bourse de l’Histoire. Londres, New York, Hong Kong et Tokyo ont toutes été pressenties, avec en parallèle la bourse locale saoudienne, Tadawul. Une vente privée à un investisseur stratégique est une autre éventualité.


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